Face aux incertitudes grandissantes, concilier écologie et économie
Max Bruciamacchie, enseignant-chercheur
à AgroParisTech
Lors du Grenelle de l’Environnement en 2007 a été adopté le slogan « Produire plus tout en préservant mieux », mais en pratique, le premier impératif l’a emporté depuis. Notre priorité serait plutôt de « Préserver mieux pour produire plus », ce qui ferait écho au théoricien de la sylviculture, Karl Gayer, auteur à la fin du XIXe siècle du livre
« Sylviculture », qui reste totalement d’actualité. Pour lui, la sylviculture repose avant tout sur le soin à l’écosystème, condition de sa rentabilité à long terme. Un troisième slogan pourrait être « Produire mieux pour préserver plus », choix fait par la nouvelle charte du Parc naturel régional (PNR) des Vosges du Nord.
Ces approches mettent en avant le fait que la rentabilité économique dépend de la qualité du fonctionnement des écosystèmes. Le logo de Pro Silva associe ainsi les deux termes « économie » et « écologie », ce qui traduit la même idée. Je signale aussi le livre de Marc-André Selosse, « Jamais seul », qui invite à toujours penser aux interactions entre organismes, tout à fait à l’inverse d’une approche fréquente utilisant le changement climatique pour préconiser une transformation complète des écosystèmes.
La futaie régulière trouve son origine en Allemagne, autour de l’école forestière de Tharandt, en 1811. Son concept arrive en France un peu plus tard, suite à la création de l’école forestière de Nancy, en 1824. En Allemagne, entre 1850 et 1870 les gestionnaires forestiers constatent la perte progressive de résistance des peuplements réguliers, d’où l’apparition de théoriciens tels que Gayer, qui préconisent la futaie irrégulière, ou encore Möller, qui développe le concept de « Dauerwald » (forêt à couvert continu) pour préserver la continuité des écosystèmes. Il est bon de rappeler que ces modes de sylviculture ont été conçus au départ pour gérer des risques de production. Le climat en fait partie et, comme tout aléa, sa maîtrise repose soit sur la lutte active (attaquer la source du problème) ou passive (réduire les conséquences).
En ce qui concerne le climat, le terme d’atténuation a été préféré à celui de lutte active. Réduire de manière significative la quantité de CO2 dans l’atmosphère dépasse la capacité des seuls forestiers, mais il est toutefois possible d’y contribuer en stockant plus de carbone en forêt et cela de plusieurs manières.
Tout d’abord, en augmentant les surfaces de forêts. Une dynamique naturelle est déjà en cours, puisque la surface forestière a augmenté en métropole en moyenne de 55 000 hectares par an sur le dernier siècle. Il reste des marges de manœuvre en la matière mais elles vont se réduire.
Une autre solution consiste à augmenter le stock de matière présent en forêt en augmentant la surface laissée en libre évolution ou la quantité de bois mort. Convertir une futaie régulière en futaie irrégulière augmente également le volume moyen à l’hectare, permet d’adapter le terme d’exploitabilité à chaque arbre, et ainsi de commercialiser une part plus importante de produits à longue durée de vie.
On entend souvent que la forêt française est vieille et qu’il faut la renouveler, mais elle est en réalité jeune et il est possible d’y augmenter le volume de bois sur pied et de bois mort au sol ou sur pied. Le volume de gros bois à l’hectare est faible à l’échelle nationale et pourrait être augmenté globalement. Dans ce contexte, le bois-énergie devrait rester un sous-produit de la production de bois d’œuvre, pour l’essentiel dans le cadre de filières locales et non industrielles. Il est à noter que le bois mort laissé en forêt joue un rôle essentiel pour la régulation de la lumière et donc de la chaleur, intervient dans le cycle de l’eau mais aussi pour restituer des éléments minéraux à l’écosystème. Quant au bois-bûche, il joue un rôle social important dans un certain nombre de régions.
Face au changement climatique, il est aussi possible d’agir sur la vulnérabilité, tout d’abord en évitant d’aggraver les problèmes que sont le tassement du sol, l’exportation excessive de matière organique et l’homogénéité des peuplements. Il faut aussi lutter contre la tentation de remplacer entièrement des peuplements par des variétés supposées résistantes au changement climatique alors que l’importance de l’évolution n’est pas connue. Planter n’est jamais sans risque du point de vue économique. D’autres solutions proposées, telles que la réduction du diamètre d’exploitabilité sont aussi coûteuses. En situation d’incertitude, la méthode du contrôle proposée par Gurnaud dès le XIXe siècle invite au contraire, non pas à faire des prévisions mais à s’adapter à l’évolution constatée.
Il est également possible d’agir pour améliorer la résistance et la plasticité des peuplements. En cas de vent fort, les arbres les plus hauts tombent aussi bien en futaie irrégulière qu’en futaie régulière. Toutefois en futaie irrégulière, les chablis (arbres déracinés) sont beaucoup plus nombreux que les volis (arbres cassés) alors que la quantité de ceux-ci est importante en futaie régulière : la valeur de sauvegarde est donc bien plus forte puisque davantage de grumes sont préservées en futaie irrégulière. Cette notion de valeur de sauvegarde a souvent été négligée dans les études sur les conséquences des tempêtes de 1999.
La diminution du temps de rotation du capital-valeur est aussi une piste. On raisonne souvent en termes de temps de rotation du capital-volume, qui est de l’ordre de 30 à 35 ans dans des forêts correctement gérées, mais ces deux grandeurs peuvent être différentes selon les conditions d’exploitation et la première est plus pertinente du point de vue économique, en particulier dans le contexte du changement climatique. Si l’on fonde la production de valeur sur les arbres de qualité, on perd au départ un peu de production matière, mais le temps de retour économique est plus intéressant.
Ainsi, en termes d’indicateurs, il est préférable de s’intéresser à la valeur plutôt qu’au volume, ce qui permet de favoriser la qualité. Il est en particulier impossible de maximiser en même temps la production totale d’un peuplement et celle des arbres de valeur.
Il faut aussi être attentif à la diversité génétique. Elle est notamment d’autant plus forte que les individus ont été soumis à des stress réguliers, et il est donc inapproprié d’enlever ceux qui ne se trouvent apparemment pas dans leur meilleure station, perdant ainsi une capacité d’adaptation génétique. Les arbres sont de véritables usines à mutation et leur capacité à transmettre des caractères acquis doit être utilisée.
Il est également important d’agir de manière collective. On observe d’ailleurs un mouvement dans lequel des individus se rassemblent et achètent ensemble des forêts pour faire évoluer les modes de gestion forestière vers une gestion plus proche de la nature. En pratique, la futaie irrégulière est applicable partout. Il n’existe ni mauvaise station, ni mauvais peuplement, mais que des mauvais gestionnaires. Dans tous les cas, il est possible d’améliorer la situation de départ par des interventions adaptées, et mettre en place un contrôle de gestion est souvent un bon réflexe dans des états d’incertitude.
Face à une communication incessante sur l’urgence du changement climatique associée à des solutions simplistes, il ne faut pas hésiter à émettre des contre-propositions. En 2016, le Centre national de la Propriété Forestière (CNPF) a publié un fascicule qui incite à remplacer les peuplements par des plantations pures de Douglas, en arguant de promesses de rentabilité fausses car oubliant par exemple le coût du temps. Il existe donc un véritable besoin de communication à destination des propriétaires et des élus, souvent abreuvés des discours de pépiniéristes ou de gestionnaires qui leur proposent des solutions de remplacement de peuplements, sans que les intéressés soient correctement informés sur les difficultés résultant de la coupe rase d’écosystèmes qui ont des capacités de résilience.
Il est possible de conditionner les subventions publiques à la filière à une meilleure valorisation du matériau bois, comme le fait le Parc naturel régional des Vosges du Nord. Avec l’apparition des cœurs rouges du hêtre, l’ONF (Office national des forêts) a fortement diminué les âges d’exploitabilité. Or, en Allemagne, la question a été posée autrement et il a été mis en place une filière du bois rouge qui se vend plus cher que le hêtre blanc. Il est donc essentiel de penser les aides publiques en fonction de la valorisation de la matière. Le hêtre est très peu utilisé en structure et il faudrait encourager cet usage pour mieux valoriser les gros hêtres, au lieu de réduire les diamètres d’exploitabilité et en contrepartie de subventionner le maintien d’un nombre limité de gros sujets pour la biodiversité.
Autre piste d’amélioration : la conciliation entre le droit de propriété et l’animation des territoires, afin d’éviter que des exploitants s’adressent directement aux propriétaires pour leur promettre un revenu en l’échange de coupes rases. À court terme, il peut sembler que le marché décide, mais à moyen terme, les producteurs et les usagers peuvent très bien orienter ce marché. Des crédits publics ont ainsi été injectés pour favoriser le déroulage d’arbres de plus grande taille. Les stratégies utilisant l’économie pour influer sur la sylviculture de façon indirecte s’avèrent souvent les plus efficaces.