Laisser vieillir les forêts, notre meilleure option pour stabiliser le climat ?

Présentation d’un nouveau rapport sur la forêt française et le climat
Gaëtan du Bus, ingénieur forestier indépendant

Je suis gestionnaire de forêts depuis 25 ans et suis aussi chercheur et formateur. Je suis l’auteur d’un rapport sur les forêts qui se concentre sur le cas français pour évaluer l’évolution possible des stocks et des flux dans la période à venir compte tenu du changement climatique, ce qui permet de construire des scénarios de prélèvement de biomasse forestière mais aussi de bois d’œuvre.

Les forestiers constatent les conséquences du changement climatique depuis longtemps et l’exploitation intensive n’est pas récente, mais ce qui est nouveau est la place que prend la biomasse dans les scénarios de transition énergétique, tout comme la notion et les pratiques de compensation carbone de la part d’entreprises qui veulent masquer des actions négatives du point de vue climatique.

Ce contexte a donné lieu à un certain nombre d’études sur la comptabilité carbone en lien avec la gestion forestière. Le plan Énergie-Climat et la Stratégie bas carbone nationaux se déclinent en plans régionaux et locaux et s’imposent aux acteurs forestiers de terrain. Face à cette évolution se développe un mouvement citoyen croissant qui défend des revendications forestières.

Les scénarios projectifs du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) varient selon les hypothèses d’émissions de gaz à effet de serre, et prévoient une hausse de la température mondiale moyenne de 1,5 °C à 5 °C en 2100 par rapport à l’ère préindustrielle, ce dernier scénario étant tout à fait plausible. Au niveau français, les effets sur la forêt seraient très faibles en cas de réduction massive des émissions de gaz à effet de serre. Dans le cadre des pires scénarios, au contraire, le pays deviendrait en partie désertique. Concrètement, les épisodes de sécheresse et de canicule seront d’autant plus nombreux et graves que la tendance moyenne sera à la hausse de la température. En cas de hausse importante, les zones côtières et les coraux seraient les premiers touchés, tout comme les régions arctiques. Si rien n’est fait, des impacts marquants sur les forêts débuteront vers 2050.

La sécheresse peut être compensée par la réserve utile maximale des sols en eau, mais cette capacité est faible dans une grosse moitié de la France. Des modèles autoécologiques permettent de simuler la distribution des espèces en France. Le hêtre connaîtrait une forte réduction et se réfugierait principalement en altitude en 2100. À l’inverse, le chêne vert connaîtrait une forte expansion et serait présent en Île-de-France, alors qu’il ne pourrait plus survivre dans les zones méditerranéennes.

Depuis 2008, des études et des rapports sont publiés de plus en plus fréquemment sur les forêts et le changement climatique. Le rapport Dhôte de l’INRA (Institut national de la recherche agronomique) fait notamment référence en la matière et m’a personnellement révolté, comme d’autres forestiers. En effet, si sa méthodologie est sérieuse, il compare des scénarios arbitraires et affirme en particulier que « les gestionnaires forestiers intensifs (forêts de plantation en cycles courts) sont actifs et éclairés (…) face à des gestionnaires extensifs (type Pro Silva) passifs et n’anticipant pas les risques économiques et climatiques », accusés en somme de laisser mourir leurs forêts.

Ce rapport insiste sur les avantages du scénario intensif et cette pensée se diffuse fortement dans le monde forestier. Une publication forestière du Languedoc-Roussillon affirme ainsi que « dans le cadre de la COP21, nous sommes sensibilisés à cette notion du Vivant dont la forêt est un acteur évident. Or le Vivant sans soin, la forêt sans exploitation finit par mourir. »

Il est capital de réagir à cette pollution de l’imaginaire en gardant à l’esprit la maxime de la gestion forestière pendant des siècles : « imiter la nature et hâter son œuvre ». Certains pensent qu’avec le changement climatique, cette maxime est caduque et que l’heure est aux variétés améliorées (bientôt les OGM ?), à la transformation de nos forêts. Durant les années à venir, il faudra donc faire un choix fondamental entre une sylviculture dialoguant avec la nature, et une sylviculture d’artificialisation croissante de la forêt donnant la place à des gestionnaires de stocks et d’actifs financiers, et à un principe de massification industrielle détruisant progressivement la subtilité du métier de sylviculteur.

Face à cette situation, j’ai été sollicité par les ONG Fern et Canopée pour produire un rapport intitulé « Gestion forestière et changement climatique ». Il débute par une revue de littérature sur la sylviculture et l’atténuation du changement climatique, qui se traduit en quatre « S » : séquestration, stockage dans les écosystèmes et dans les produits issus de la forêt, substitution énergétique et substitution-matériaux.

Du point de vue du cycle du carbone, le stock terrestre est principalement dans les végétaux, dans les produits en bois et dans les sols. Pour le moment, la forêt française est un puits de carbone stockant chaque année entre 65 et 87 millions de tonnes d’équivalent-CO2, soit 20 % des émissions du pays. En cas de perturbation forte, les écosystèmes terrestres pourraient devenir une source d’émission de carbone.

Du point de vue écologique, l’installation de la végétation a lieu au départ sans contrainte, avant que la compétition pour les ressources ne limite l’accroissement de la biomasse : l’accroissement du stock de carbone résulte alors de la différence entre la croissance de la biomasse et la mortalité. La question fondamentale consiste à savoir si ce stock est plafonné. En pratique, la tendance de ce stock est à la croissance asymptotique. La même tendance s’observe pour le sol. En cas de prélèvement de bois, le produit sera brûlé ou utilisé plus durablement. Chaque produit fabriqué annuellement est marqué par une fin de vie plus ou moins rapide, et la tendance de ce stock “bois” est également asymptotique, vers un niveau zéro à une date très lointaine.

Des coefficients de substitution peuvent être calculés pour comparer le recours au bois par rapport à d’autres matières ou énergies. Compte tenu des étapes multiples de transformation, ces coefficients sont très instables. Or la plupart des scénarios considèrent que « les bénéfices liés à la substitution sont beaucoup plus sûrs et stables que les bénéfices liés au stockage du carbone dans les produits et dans les écosystèmes. » Ce point de vue est très contestable puisque la substitution est relative et que le stockage se réduit de façon asymptotique.

Notre rapport estime au contraire que la substitution énergétique du bois possède un bénéfice nul ou très faible, et peut même engendrer une dette carbone du fait du décalage entre la combustion du bois et son remplacement par la croissance des nouveaux arbres. Il faut aussi tenir compte du fait que le bois n’est pas un combustible très efficace comparé au gaz, par exemple. Cela signifie qu’il faut comparer l’utilisation du bois-énergie aux autres sources énergétiques compte tenu de son rendement énergétique et de sa filière de production.

Il en ressort que la notion de neutralité carbone de la filière bois n’a aucun sens, que les émissions de la filière bois doivent être comptabilisées aussi clairement que les efforts de capture du CO2, et que le coefficient de substitution du bois par rapport au solaire, par exemple, est négatif. Il faut donc donner la priorité aux énergies non carbonées, sachant que quand on exploite le bois pour le brûler, le temps de retour du carbone émis dépasse 2050. Déstocker le bois pour des motifs énergétiques n’atténuera donc pas le changement climatique.

Pour autant, les modes de gestion influent sur les bilans carbone en forêt, qu’il s’agisse de récolter ou non du bois partout, du niveau des coupes et des termes d’exploitabilité. De ce point de vue, il faut être attentif à déconstruire la confusion entre maturité économique et maturité écologique dans l’esprit des forestiers, même si les classes d’arbres âgés sont actuellement en augmentation globalement en France, avec de fortes disparités locales et entre forêts privées et publiques.

Deux grandes stratégies s’opposent. La stratégie intensive consiste à augmenter la production et les prélèvements en choisissant selon l’INRA (Institut national de la recherche agronomique) des essences productives parfois surprenantes, car connues comme peu résistantes à la sécheresse. L’autre stratégie consiste à sécuriser les stocks, à favoriser la résilience et à maîtriser les émissions, ce qui est notre option. Entre les deux, il est possible d’éviter les mortalités et d’augmenter la durée de vie des produits, mais il reste à en définir les modalités, ce qui ne fait pas consensus.

Pour produire des scénarios nationaux et régionaux, il faut connaître la situation de la production et des prélèvements dans le contexte actuel, ce qui n’est pas simple. Après la correction d’erreurs en la matière, il ressort que le prélèvement annuel est de l’ordre de 60 millions de m3 au niveau national (bois fort tige, branches et bois mort). Il faut ensuite établir la situation de gestion des forêts : forêts non exploitées ou de façon très épisodique, forêts inexploitables et en libre évolution, forêts en impasse sanitaire, forêts pouvant être gérées en sylviculture continue. Il faut par la suite évaluer les facteurs estimables de façon chiffrée et ceux qui resteront qualitatifs. Enfin, il faut décider entre une méthode par modèles purement statistiques ou par modèles écophysiologiques. Le modèle retenu par notre étude est statistique.

Il faut aussi pouvoir évaluer l’évolution des stocks dans les écosystèmes. Le premier point consiste à déterminer la surface en libre évolution. Il faut aussi pouvoir définir et renouveler les surfaces en impasse, question très délicate. On parle beaucoup en France de situation d’impasses sylvicoles, mais il faut alors savoir si l’on parle d’impasse biologique, physique ou économique. Si on définit clairement les impasses sanitaires (peuplements dépérissants), il est alors possible d’en estimer les surfaces et de proposer des récoltes et des remplacements. Et en ce qui concerne la sylviculture continue, il faut déterminer les volumes autour desquels la gestion va osciller et prévoir le balivage, puisque le taillis revient à la mode.

Autre élément à évaluer : le prélèvement et l’augmentation du stock dans les produits en bois, ce qui suppose d’évaluer leur durée de vie. Enfin, il faut estimer l’influence de la substitution des produits actuels par des produits en bois et de la réduction des émissions de la filière.

Compte tenu de tous ces paramètres, le rapport distingue trois hypothèses principales de gestion de la forêt française : scénario écosystémique, scénario 60 millions de m3 de récolte et scénario 95 millions de m3 de récolte. Le dernier correspond aux hypothèses les plus en vogue en ce moment et le second au maintien du rythme de prélèvement actuel. Le premier consiste à maximiser les stocks de carbone, la fertilité et la biodiversité.

Ces trois scénarios impliquent différentes hypothèses de prélèvement de bois fort tige, de branches et de mortalité. Ils supposent de définir des taux de mortalité et donc l’évolution des surfaces selon les trois différentes situations de gestion. Dès lors, il en ressort des évolutions des taux de récolte de 2020 à 2050 en pourcentage de la production nette.

Les résultats montrent qu’en libre évolution, la croissance de la biomasse est continue et encore très éloignée de son plafond, même après 2050. Ce stock plafonne rapidement dans le scénario de prélèvement maximum. En libre évolution, la capacité de stockage (puits) de carbone diminue progressivement sous l’effet de la mortalité, tandis que le stockage dans les produits bois augmente en cas de fort prélèvement, et diminue dans le bois mort. En tout état de cause, plus le prélèvement de bois augmente, plus le stock de carbone total est faible. Le scénario de fort prélèvement se traduit par une perte importante de bois morts (tout comme pour les branches), ce qui est très négatif en termes de biodiversité.

Si on simule l’évolution au-delà de 2050, dans le cas du scénario de libre évolution, la forêt continue jusqu’en 2200 à être efficace en termes de stockage de carbone. Si l’on récolte 95 millions de m3 par an par contre, le prélèvement dépasse la production biologique nette, ce qui entraîne une chute du volume sur pied et de la biomasse et une inversion du puits de carbone à partir de 2100 : la gestion forestière devient alors émettrice de carbone.

Cette étude montre donc que la forêt laissée à elle-même restera un puits de carbone efficace, contrairement à la vision prédominant actuellement au sein des autorités forestières. Et en tout état de cause, il existe des limites physiques, foncières et humaines à la mobilisation du bois. Par ailleurs, il n’est pas possible de tracer des prévisions sans préciser les itinéraires sylvicoles étudiés, en particulier le mode de décision de coupe. La plupart des scénarios actuels supposent que l’on exploite une parcelle lorsque les arbres sont jugés “murs”. Raisonner au niveau de l’arbre et non de la parcelle modifie totalement la réflexion. Pour scénariser, il faut aussi définir les taux de prélèvement de branches et de bois mort, ce qui n’est pas toujours le cas.

Par ailleurs, pour atteindre une récolte donnée, il faudra choisir entre le volume extrait et la fertilité, qui dépend essentiellement du volume de branches laissé sur place, mais aussi la biodiversité, qui dépend du volume de bois mort laissé sur place. Plus le volume extrait est élevé, et plus le conflit est fort entre ambiance forestière, fertilité et biodiversité.

Maintenir le prélèvement à 60 millions de m3 par an semble être un bon compromis, mais pour ne pas réduire la fertilité des sols et la biodiversité, il faudra mieux répartir les prélèvements dans l’espace et dans le temps.

Cette étude n’est qu’un début. Elle est perfectible et n’apporte pas toutes les réponses aux questions qui se posent, mais permet d’étudier d’autres hypothèses chiffrées que celles qui ont cours jusqu’ici. En perspective, il est possible de la transformer pour que chaque collectif local effectue ses simulations et qu’elles soient regroupées ensuite au niveau national. Cela permettrait de mettre en place un dialogue entre une vision descendante et une vision ascendante.