Climat et forêts

Forêts et changements climatiques :
les enjeux du débat

Kelsey Perlman, association européenne Fern

Fern est une association européenne située à Bruxelles qui œuvre pour une plus grande justice sociale et environnementale, en se concentrant sur les forêts et les droits des peuples forestiers dans les politiques et pratiques de l’Union européenne. Au sein de Fern, je travaille sur le changement climatique et ses effets sur les forêts dans le monde entier.

Il nous reste huit ans et deux mois pour limiter le réchauffement global à 1,5 °C. C’est dans ce contexte que prend place le cadre réglementaire européen transcrit dans tous les États membres. Le premier texte est la réglementation LULUCF (Land Use, Land Use Change and Forestry), qui s’intéresse à l’utilisation des terres, à leur affectation et à la foresterie. Ce texte se borne à exiger que les terres ne deviennent pas émettrices de CO2. Deux autres politiques poussent en parallèle à l’augmentation de l’utilisation de la biomasse. La directive sur les énergies renouvelables a pour objectif d’augmenter son utilisation jusqu’à une part de 20 % du mix énergétique en 2030. Le marché européen du CO2 accorde quant à lui des permis à polluer aux grandes entreprises qui brûlent de la biomasse.


Dans chaque État membre, le plan national intégré Énergie-Climat fait la synthèse entre ces trois politiques et les dispositions nationales d’utilisation de la biomasse. En pratique, la plupart des énergies renouvelables proviennent en Europe de la biomasse et non pas du solaire ou de l’éolien. La part majoritaire de cette biomasse provient des forêts et la société civile n’en est pas consciente. Depuis 2005, la consommation de biomasse a doublé en Europe et certaines projections officielles prévoient à nouveau un doublement d’ici à 2050.

Cette priorisation de l’usage de la biomasse, et dans les faits de la biomasse forestière provient du fait qu’il est classifié comme neutre en carbone. Cela suppose que la combustion de bois serait entièrement compensée par la croissance des arbres restants et le reboisement, ce qui néglige les émissions de CO2 liées à l’abattage et au transport des arbres. Récemment, un groupe de scientifiques a donc souligné à travers la publication d’un rapport que l’utilisation de la biomasse forestière n’est pas du tout neutre en carbone, ceci d’autant plus que l’adoption d’une gestion durable des forêts après des coupes à blanc n’est absolument pas prouvée. Par ailleurs, on constate une forte augmentation des émissions de CO2 liées à l’utilisation de la biomasse en Europe, et il est prévu que cette augmentation se poursuive jusqu’en 2030, alors qu’il est prévu dans le même temps que l’importance des puits de carbone baisse dans les cinq principaux pays forestiers du continent, y compris en France. Les objectifs recherchés ne peuvent donc pas être atteints.

D’après le plan Climat Énergie de la France, l’utilisation de la biomasse forestière, de celle issue des cultures pérennes et de la biomasse issue des résidus et de l’agroforesterie augmenterait jusqu’en 2030, ce qui reflète au niveau national la stratégie européenne de miser sur la biomasse et moins sur le développement de l’éolien ou du solaire. C’est dans ce contexte que le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) évoque des stratégies de décarbonisation qui considèrent l’utilisation accrue de biomasse comme le seul moyen d’atteindre l’objectif d’un réchauffement contenu à 1,5 °C, sans évoquer le stockage de carbone dans l’écosystème. Certains de ses scénarios qui ne misent pas sur une diminution de la consommation des hydrocarbures, prévoient en compensation une utilisation massive de la biomasse, ce qui représente une situation très dangereuse pour la biodiversité, la sécurité alimentaire et l’approvisionnement en eau.


Les projections qui prévoient un recours massif à la compensation sont donc très risquées, et c’est pourquoi les scénarios qui prévoient une baisse de la consommation des hydrocarbures restent prioritaires.


Par exemple, le scénario des émissions de la compagnie Shell jusqu’en 2070 est très alarmant. Shell prévoit de remplacer presque 40 % des 38 milliards de tonnes de ses émissions annuelles de CO2 liées aux hydrocarbures par de la biomasse pour parvenir en 2070 à des émissions de 15 milliards de tonnes de CO2. Or, ce chiffre annuel de 15 milliards de tonnes correspond à peu près à la séquestration totale estimée à l’échelle mondiale dans le cadre d’une proposition de la société civile pour un ensemble d’actions (utilisation des terres, restauration d’écosystèmes…) enrayant la baisse des puits de carbone forestiers (voir le rapport CLARA). Cette projection est vertigineuse lorsque l’on sait que Shell ne représente que 2 % des émissions de CO2 dans le monde.


Cela illustre le fait qu’il est impossible de penser la question du CO2 indépendamment de la crise de la biodiversité et de la sécurité alimentaire si l’on souhaite aboutir à un avenir socialement et écologiquement durable à long terme. Les scénarios doivent prendre en compte toutes les dimensions des problèmes à traiter, et non pas seulement la substitution des émissions liées aux hydrocarbures. Cela concerne au premier chef les experts du monde forestier.